Paris jaune

 « Considérer les problèmes économiques en oubliant leur origine énergétique est une grave erreur. Mais l’inverse l’est tout autant. »

(…) « Le plus urgent des facteurs limitants pour l’avenir de la production pétrolière n’est donc pas la quantité de réserves restantes ou le taux de retour énergétique (TRE) comme le pensent de nombreuses personnes, mais bien ”le temps que notre système économique interconnecté peut encore tenir”. »

(…) « Or, l’histoire nous montre que les sociétés sont vites déstabilisées quand les estomacs grondent. Lors de la crise économique de 2008, l’augmentation spectaculaire des prix alimentaires avait provoqué des émeutes de la faim dans pas moins de 35 pays. »

(…) « L’épuisement du pétrole, les émissions de carbone, la valeur financière des réserves d’énergies fossiles, le gaz de schiste et le secteur financier : ”Un choc impliquant un seul de ces secteurs serait capable de déclencher un tsunami de problèmes économiques et sociaux. » (Pablo Servigne)

France : depuis le 17 novembre, des blocages / barrages filtrants sont mis en place, sur des routes, rond points et lieux stratégiques, afin de ralentir la circulation du pays. Le mouvement des Gilets jaunes, motivé d’abord par l’augmentation du prix du carburant, prend tout le monde au dépourvu — des syndicats aux partis politiques — par son ampleur et sa détermination, mais surtout parce qu’il est un reflet éclectique de la population du pays, et qu’il rassemble dans un grand pot pourri, quelques années de souffrances sociales et d’injustices inexprimées : des centaines de milliers de personnes se sentent proches de cette colère, et des revendications. Sur les piquets, beaucoup agissent en ce sens pour la première fois : première mobilisation, première manifestation, premier blocage, premières rencontres militantes autour d’un carrefour, en face d’un supermarché ou dans une manifestation, en Ariège jusqu’au nord du pays. Des symboles se créent, s’affichent, des slogans s’écrivent et se clament pour la première fois, mais les plus rassembleurs visent la chute du pouvoir en place d’Emmanuel Macron. Tout le champs politique de l’opposition entend beurrer son pain de Gilets jaunes : ce mouvement, diversifié dans son vote, de l’extrême droite à la gauche radicale, l’est autant que la France de 2018, et est aussi déroutant que questionnant. Il fait trembler les vieilles lignes de démarcation, rend réel ce qui ne sortait alors que de la bouche de stratèges politiques. Et difficile à saisir car mouvant constamment depuis le 17 novembre.

Acte III (1 décembre)

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Bien que l’action réelle se passe sur des milliers de zones de blocage dans tout le pays, dans la Capitale (et dans d’autres grandes villes) le mouvement montre un visage spectaculaire : dès le 24 novembre et tous les samedis qui suivront (et ça continue), des Gilets jaunes de toute la France entendront rejoindre l’Elysée sans autorisation, visant les lieux du pouvoir, les QG des médias, et les quartiers clinquants. Le président restera longtemps muet, mais la police, les CRS, la BAC mobilisés massivement répliqueront sur tous les fronts, de plus en plus fermement et systématiquement. La police, habituée à se faire la main dans les quartiers populaires, arrête des gens « en prévision », contrôle, dévie les marches sans heurts en gazant et assourdissant. Et frappe. Beaucoup de blessés graves. À visages découverts les premières semaines, des barricades sont dressées par des retraités, des ouvriers, des salariés, des infirmières, des smicard.e.s. « On ferme nos hôpitaux, nos écoles nos lignes de train, on supprime l’ISF, et on nous demande à nous de payer pour des décennies de politique non écologique », pouvait-on entendre dire en tendant l’oreille, avec les mots des uns et des autres. À Paris, ils seront rejoints, petit à petit, par divers secteurs en lutte : des ouvriers, des étudiants et lycées qui reprennent les blocages, les cheminots de l’intergare, des comités de quartiers de diverses origines militantes, jusqu’aux Black bloc. Il ne faut pas laisser cette colère sociale à l’extrême droite, résume t-on dans les réunions.

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Pour ma part, j’ai suivi, en photo, trois manifestations : les actes III, IV et V, à Paris, dans le secteur de la gare Saint-Lazare, du boulevard Haussman et de la Concorde. Mais d’autres quartiers de Paris sont concernés, une sociologie de la répartition géographique des Gilets jaunes pourrait s’écrire, d’ailleurs, à force de mobilisation. J’ai d’abord marché aux côtés du Comité Adama, rassembleur. Aucun samedi ne fut pareil. Habituée des mobilisations parisiennes, j’ai vite été déstabilisée de sentir que la partition était différente : à force, on connait ou reconnaît les types de marcheurs, les diverses « fratries » militantes : chacune apporte sa note, son énergie, sa colère, son histoire, ses frustrations, mais la chorale reste familiale et anticapitaliste, malgré les divergences réelles et profondes. Les manifestations des Gilets jaunes ont déplacé tout ça, ont fait bouger les lignes, remettent en cause les habitudes : de nouvelles notes, de nouveaux sons, d’autres énergies, des drapeaux inhabituels, une détermination et une mise en acte qui dépassait celles des manifestants usuellement les plus radicaux, sans être tirées par une vision commune autre que la chute de l’État actuel. Une réponse sourde du gouvernement se fait entendre, à travers sa police toujours plus agressive et (de fait) agressée, malgré des tentatives de parole à l’intérieur des mobilisations.

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Ce premier décembre, rue de Rivoli, l’accès aux Champs-Élysées est bloqué par un mur de policier. Trois Gilets jaunes s’assoient pour parler aux forces de l’ordre. D’autres se rapprochent, les bras levés. La police enclenchera le canon à eau et les gaz lacrymogènes. Des barricades se montent, une voiture de police est brûlée. Des émeutes explosent, ici et là, dans le secteur des Champs-Élysées.

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Dans 23 jours, c’est Noël.

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Acte IV (8 décembre)

J’arrive après mon travail à St Lazare. La police a pour stratégie de diviser le plus possible le cortège de marcheurs, en chargeant et gazant les manifestants. Au même moment, ailleurs dans Paris, a lieu la marche pour le climat._MG_0491

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Acte V (15 décembre)

J’arrive après mon travail, surprise du nombre de Gilets jaunes présents. Marche beaucoup plus calme, plus joyeuse que les semaines précédentes, malgré les gazages gratuits de la police visant à dévier notre parcours dans les ruelles des beaux quartiers d’Opéra. Une fanfare rythme les déambulations. Le RIC s’affiche sur le dos des gilets. Des voitures sont bloquées par les centaines de marcheurs. Les gazs brûlent la peau, des heures plus tard, donnant parfois envie de vomir : ils sont bien plus forts que les semaines précédentes.
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Me restent ces images, toujours insolites, de centaines de personnes qui avancent vaille que vaille, sans toujours connaître la géographie de la ville, sans objectif précis, dans des rues encombrées de voitures bloquées, en plein Paris, dans les quartiers huppés — chantant, hurlant des slogans, écrivant sur les murs des rues, ses utopies.

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Ce carnet est voué à bouger, évoluer, à s’étoffer. Il ne me paraissait pas possible de diffuser les photos sans raconter, avant tout. À suivre, donc.

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